Quelque chose de pourri au royaume du français
de Tristan Pichard
Locus Solus – 2013
Le chevalier Des Jurons exulte : richissime mais mal considéré, il a obtenu pour son fils la main de la fille du duc de l'Imparfait du subjonctif, aussi noble que pauvre. Au royaume du Français où l'on vénère la Très Sainte Langue, les aristocrates reçoivent en effet des pensions proportionnelles à l'usage qui est fait de leur domaine linguistique. Et la population utilise bien plus souvent le mot m---e que des -eusse et des -asse. Cependant, Robinson Des Jurons n'a pas vraiment envie d'épouser Olympe, jeune fille hautaine dont il découvre bientôt qu'elle est amoureuse d'un rebelle, un réformé de l'Orthographe.
Bien contre son gré, le pondéré Robinson se retrouve au cœur d'un vaste complot politique, entre ces réformés au vocabulaire nouveau, « libre », et le policé comte de la Langue de Bois, promoteur du concept d'interdiction positive (!).
J'adore la langue française, regrette de ne plus avoir le temps de feuilleter tranquillement mon Petit Robert, aimerais travailler davantage mon écriture. J'étais donc un public cible privilégié pour ce roman drôle dans tous les sens du terme.
La trame de l'histoire peut sembler classique : un royaume tendance Louis XVI menacé d'insurrection, un mariage arrangé, un héros et narrateur malgré lui, des intrigues politique de la plus grande finesse. Mais l'idée de tout faire tourner autour de la langue, bien immatériel de base, sujet de disputes (cf notre Académie Française) et donc porteuse de tout un symbolisme national, est absolument géniale. Elle modifie les tenants du roman, le transformant en un vaste éclat de rire pourtant parfaitement crédible.
Naïf mais pas bête, Robinson observe ce petit monde d'un point de vue extérieur certes partisan (il est noble), mais ouvert et tolérant. Il nous dépeint une France cruellement inégale, et une révolution au fond aussi rigide que la royauté. Cela vous rappelle quelques événements historiques ? Vous aurez raison. Les apparitions du comte de la Langue de Bois sont encore de purs moments de bonheur, très Vème République d'ailleurs...
Il y a des petits détails formidables, comme la famille des Participe Passé qui s'habille et se déshabille dans les soirées selon qui est arrivé avant ou après. Chaque noble parle en usant au maximum de ses prérogatives : cédilles, trois petits points, anaphore, etc, offrant quelques dialogues savoureux. Et puis, c'est un peu déroutant au début et même parfois pendant le récit, l'auteur a voulu retranscrire dans la typographie même de son livre la discorde ou les excès des protagonistes. Les mots vulgaires sont systématiques surlignés en noir, l'imparfait du subjonctif est en italique... Seule la langue de bois, passe-partout, ne se remarque pas ! Un réjouissant roman à faire rire et réfléchir tous les collégiens.
« - Euh..., papa, c'est vraiment obligé, ces rubans et ces fanfreluches débiles ? Ca brille tellement, j'ai mal aux yeux. - Mon fils, quand tu portes un nom aussi détesté que le nôtre, la seule chose qui te reste pour les faire baver, c'est ta fortune. T'ajouteras des plumes à son chapeau, ordonna-t-il au tailleur, qui soupira de consternation. » (p. 20)
« - On peut faire de la prison pour avoir collé des affiches ? - Oh oui ! Quand elles réclament l'invariabilité des participes passés. Cet homme était un fou ! J'étais muet de terreur, je n'avais pas pris pleinement la portée de ce que prônaient ces réformés. Ils s'attaquaient aux fondements même de la monarchie. - Même avec l'auxiliaire être ? Chuchotai-je, effrayé par mes propres mots. » (pp. 134-135)