Le dernier ami de Jaurès
de Tania Sollogoub
Ecole des Loisirs – collection Medium – 2013
Tania Sollogoub se dit fervente admiratrice de Jean Jaurès, ce pacifiste qui aura donné sa vie pour ses idées. J'ai moi aussi une attirance pour ce politique sans concessions, ce « tribun » comme on n'en fait plus, cet homme qui croyait au pouvoir des mots et de la démocratie. C'est donc avec grand plaisir que j'ai ouvert ce roman, et plongé dans la vie du jeune Paul.
A quinze ans, Paul habite seul avec sa mère Catherine rue de la Gaîté, une rue tranquille où tout le monde se connaît : on part pêcher et danser ensemble sur les bords de Marne, on s'aime et on se dispute, on refait le monde aussi, accoudé au P'tit Zinc. Par l'intermédiaire de l'amant de sa mère, un Breton exalté, Paul va faire la connaissance de Jaurès. Il s'agit de protéger le grand homme : nous sommes en juillet 1914, l'archiduc François-Ferdinand vient juste d'être assassiné (avec sa femme qu'on oublie souvent), et Jaurès est menacé par les « va-t-en-guerre » de tous bords.
Paul peut d'ailleurs mesurer les dissensions au sein du peuple français dans son quartier, entre le boucher qui veut récupérer l'Alsace et la Lorraine, son ami Louis l'anarchiste prêt à rejoindre la révolution russe, et même le socialiste Mallavec qui ne sait plus que penser de la grève, trop passive. Pas encore mobilisable, Paul rêve lui d'une jeune fille aperçue le soir à sa fenêtre, une bourgeoise des beaux quartiers prénommée Madeleine. Fils du peuple, osera-il aborder cette nantie ?
En italique, l'auteure raconte les grands faits historiques d'une Europe sur le point de basculer dans l'horreur par le fait d'effarants hasards, d'effroyables détails et de quelques militaires sans scrupules. Puis le récit d'une petit monde clos vient s'intercaler, une vie rude mais heureuse d'un Paris presque devenu de carte postale – ce qui n'enlève rien à sa finesse et sa justesse.
Suivis par un narrateur externe, les personnages trouvent tous à s'exprimer, dans un délicat et vivant discours indirect libre. Citons Catherine, qui ne veut pas que son fils soit déçu à trop désirer un avenir meilleur, Mallavec le tempétueux et Lucien le pondéré, Suzanne la magnifique obligée de faire le bilan de ses années de vie, et Paul, donc, qui observe, et qui rêve non à l'aube d'une ère nouvelle, mais à son amour secret, et à l'Amérique, terre de tous les possibles. Il insufflera un peu de sa folle jeunesse à un Jaurès fatigué, mû cependant par des années de conviction et le sentiment d'une urgence. La vieille Europe a vécu...
En postface, Tania Sollogoub s'excuse de quelques inexactitudes. Mais son sublime roman n'en est que plus fort, d'autant qu'elle ne déforme jamais les lignes générales et accentue au contraire les détails tragi-comiques. Et cent ans après la mort de Jaurès, je suis tout simplement heureuse de partager avec elle le souvenir d'un homme qui aura fait la France, d'un homme au verbe puissant, un homme en accord avec ce qu'il pensait au point que sa disparition même aura malheureusement eu un sens. Et ce beau roman se révèle ainsi un séduisant moyen dérivé d' « éduquer » les jeunes générations !