Les Filles de Cùchulainn
de Jean-François Chabas
Ecole des Loisirs – collection Medium – 2013
Comme tout bon roman, Les Filles de Cùchulainn peine à s'expliquer : il se ressent profondément, offrant des sensations variées à son lecteur bouleversé. Essayons malgré tout de rendre justice au talent de Jean-François Chabas, sans rentrer non plus dans une grande analyse comme il le mériterait pourtant.
La narratrice, Mary, habite sur la petite île irlandaise de Greene. Nous sommes dans les années 1920 ; elle est institutrice, mariée à un marin pêcheur. Leur possession la plus précieuse est un cheval borgne, de la race Shire surnommée les « gentils géants ». Et puis – la vie est rude en ces temps et en ces lieux – Mary devient veuve. Enceinte, elle donne naissance à deux magnifiques jumelles. Avec son travail et une souffrance relative de l'absence de son mari (elle continue à le chérir en son cœur), Mary aurait pu connaître un quotidien tranquille.
Mais les filles grandissent et... ne parlent pas, ou plutôt seulement entre elles, utilisant un étrange langage comme on sait maintenant que les jumeaux peuvent en avoir. Mary s'inquiète, supporte. Puis constate, un brin jalouse, que ses filles ont noué une relation particulière avec le cheval, l'impassible Cùchulainn qui n'a jamais voulu travailler mais dont Mary ne s'est pas résolu à se séparer. Cet amour animal, aussi incompréhensible qu'intense, ira loin, très loin... jusqu'à sauver la vie des filles.
Modulée au gré du propos, l'écriture de Jean-François Chabas adopte tour à tour un aspect factuel – comme pour rappeler le pragmatisme par obligation des îliens – et un autre presque lyrique, lié à la nature – tout le mystère irlandais... Nous sommes ainsi en corrélation avec le caractère qu'elle admet contradictoire de la narratrice, une forte femme qui s'ignore. Spectatrice ici de ce qui se joue entre Esther, Rebecca et Cùchulainn, perplexe mais respectueuse, Mary va passer l'intégralité du roman à nous décrire l'impénétrabilité en bloc de ces trois personnages. L'effet curieux, distancié, force la curiosité, et finalement l'admiration pour tous les personnages.
A la communication quasi-télépathique des jumelles répond celle qu'elles entretiennent avec le cheval, fier descendant d'une race remontant à l'Antiquité, bête solide facilement humanisée et dont on devine qu'elle aurait beaucoup à dire sur notre société si elle pouvait s'exprimer... Mary considère que Cùchulainn, avec une assurance sereine, a fait littéralement siennes ses filles, d'abord pour les « éduquer » (entendre leur transmettre des valeurs fondamentales que d'aucuns ont oubliés) et aussi pour les protéger des dangers, on s'en doute humains, qui les menacent.
A peine racontée car évidemment secrète et muette, la relation de ces trois-là est presque magique. Presque, car jamais le roman ne bascule dans le fantastique, explorant simplement les événements troublants. On passe assez indistinctement (les chapitres sont courts) du passé au présent, comme si le temps, notion d'ailleurs subjective aux yeux des animaux, s'abolissait sur l'île. L'épisode malheureux que va vivre la famille – et avec eux le village, tout se sait dans cette petite communauté – fait monter l'attention angoissée du lecteur, mais son dénouement n'étonne pas vraiment.
D'emblée, la présence immuable de Cùchulainn (équivalent d'Hercule dans la mythologie celte) semblait posée en hypothèse, de même que son achat et son arrivée initiale chez Mary sont rétrospectivement et à plusieurs reprises présentés comme inéluctables. Immortel, notre héros, vraiment ? Tout dépend de quelle façon on comprend sa présence... Ce magnifique roman aussi simple qu'inclassable, où Jean-François Chabas affirme une nouvelle fois le pouvoir obscur et suprême de la nature, est déjà un de mes préférés de cette année.
Et on retrouve les si sensibles couvertures de Franck Juery... mes préférées en Medium !
« Aimer ses enfants, ce n'est pas nécessairement céder à la pulsion de les serrer contre soi, mais c'est un apprentissage plus facile à décrire qu'à pratiquer. Ainsi je me réprimais et je les scrutais, Cùchulainn, Rebecca, Esther. Ils se promenaient dans la prairie, lentement. Les filles devisaient avec le Shire, qui répondait par des souffles courts ou ronflants, et – au point où j'en suis de mon récit, qu'on m'accuse de folie m'est bien indifférent – il y avait là une véritable conversation. Cùchulainn apaisait les jumelles. Elles avaient, en sa présence, la figure grave des enfants qui écoutent leur aîné avec respect. Que leur apprenait-il ? C'est en tout cas à ce moment que j'ai commencé à me dire : 'Ce sont les filles de Cùchulainn'. » (p. 67)
Effectivement, le Shire est un beau cheval qui en impose... Fantasia se fait toute petite !