Entre toi et moi
de Stephen Emond
traduit de l'américain par Valérie Le Plouhinec
Albin Michel jeunesse – collection Wiz – 2013
Evan et Lucy, dix-sept printemps, sont amis depuis l'enfance. Il y a cinq ans, Lucy a du partir loin rejoindre sa mère ; Evan est resté seul, autant que ce bon élève sous pression le pouvait au sein d'une famille très présente. Chaque Noël, Lucy est rentrée profiter de la chaleur de la maison d'Evan, en opposition radicale avec le quotidien à vau-l'eau chez son père. Et tout se passait jusque là très bien...
Mais cette année, Lucy n'est plus la même : look gothique, conversation minimale et absence de sourire, Evan ne retrouve plus leur instinctive complicité. Le jeune homme ne lâche pas prise, et, artiste dans l'âme, il crée des bandes dessinées pour son amie (c'est elle qui invente les histoires à partir du pays imaginaire de leur enfance). Peu à peu, entre une virée au centre commercial ou le tournage d'un petit film amateur, Evan va apprivoiser un bout de cette « nouvelle Lucy ».
Il ne s'agit pas complètement d'un roman graphique, mais les dessins noir et blanc, tendance bande dessinée indépendante américaine, ponctuent avec une élégante mélancolie enneigée l'ouvrage introspectif, elliptique, et en fait très grave derrière les passages obligés de l'adolescence made in U.S. (supposée heureuse ?). Les gentils mangas d'Evan apposés sur des scènes symboliques et fantaisistes de Lucy constituent eux aussi des intermèdes imagés à haute teneur interprétative : petit bonhomme sauveur, quête d'une mystérieuse tour, batailles qui finissent en câlins... tout se traduit autrement jusqu'à en devenir troublant.
Nous sommes ici dans le récit d'une lourde perte de l'enfance et d'une lente réinvention de soi. Evan et Lucy sont à un moment charnière de leur jeune existence, et ils gèrent chacun à leur façon les pressions de leur environnement : désespérance et errance pour une Lucy abandonnée par ses deux parents, bouillonnement d'énergie complètement inconscient sous une surface lisse pour Evan. Le lecteur aura tendance à faire pencher sa sympathie vers Evan le responsable, avant de comprendre que la rébellion de Lucy était une nécessité vitale...
La narration suit d'abord le garçon, ou plutôt devrait-on dire le petit garçon dérouté face au comportement inattendu de Lucy en pleine crise familiale. A ce moment-là, Evan est prêt à comprendre la jeune fille, à l'aider, mais pas à renoncer aux acquis sur lesquels il est confortablement assis. Puis c'est au tour de Lucy, plus secrète, de finir par livrer difficilement les raisons de son mal-être (rien d'exceptionnel, mais du profond). Alors qu'elle devrait les réunir, la nuit des folies de Lucy constitue peut-être, et malheureusement, le summum d'incompréhension entre les deux jeunes gens : Lucy envisage un passage initiatique, Evan pense à une banale sortie entre amis.
L'emploi constant du narrateur externe offre une curieuse distance par rapport à ces héros pourtant excessivement touchants, à fleur de peau. L'évolution de leur relation est ainsi rendue d'autant plus imperceptible : le baiser, unique, vient par surprise et sera d'ailleurs mal vécu. Comment en effet devenir amoureux lorsqu'on est à la fois gênés par un passé commun et un présent séparés ? Les sentiments sont toujours là, mais on ne se connaît plus... Le lecteur s'en doute, c'est plus tard qu'Evan et Lucy se retrouveront d'une façon ou d'une autre – rien n'est figé, et je ne me suis pas trop focalisée sur la question.
Sous la lenteur de son récit, Entre toi et moi est une chronique adolescente douce-amère brassant les sentiments à mille tours par minute, modelant des jeunes adultes créatifs à partir de traces enfantines. Le ton est hyper-sensible, l'approche d'une grande originalité. Et bon gré mal gré, les deux héros vont en ressortir prêts à croquer le monde, aussi dur soit-il... A lire dès 15 ans pour s'y retrouver un peu, forcément !
Les titres de chapitres reprennent des titres / des paroles de chansons des Beatles (Evan) ou des Beach Boys (Lucy)... Souvenirs, souvenirs...
